Yasukuni et le problème du nationalisme japonais
La rengaine est la même chaque 15 août ou presque : des politiciens plus ou moins hauts placés, généralement de la droite conservatrice japonaise, se rendent au sanctuaire Yasukuni au centre de Tokyo. La traduction littérale de ses kanji 靖国, le pays calme, ne l'inspire pas et pourtant, ces visites divisent très fortement les Japonais et les Asiatiques pour leur caractère historique très polémique.
Le sanctuaire shinto Yasukuni-Jinja fut érigé en 1869, au début de la restauration de Meiji lorsque l'Empereur recouvre ses pouvoirs et s'installe à Edo qui devient alors Tokyo, capitale de l'Empire du Japon. À l'origine (en tant que Shôkonsha), il sert à déifier les soldats des forces impériales à avoir combattu pendant la guerre Boshin contre le shogunat Tokugawa. Suite à ces bouleversements et un fort expansionnisme géopolitique, le pays entre en guerre avec ses voisins chinois et russes autour de 1895, jusqu'à rafler de nombreux territoires de l'Asie du sud-est dont la Corée et Taiwan. Pendant près d'un siècle jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, l'armée impériale japonaise perdra près de deux millions et demie de soldats ("morts pour l'empereur") dont les âmes sont déifiées à Yasukuni.
Cet article n'a strictement aucune velléité prosélyte, qu'elle soit politique ou religieuse, ni dans un sens ni dans l'autre. Il s'agit simplement d'apporter un bref éclairage du caractère hautement polémique revêtu par Yasukuni-jinja. Chacune des parties liées d'une manière ou d'une autre au sanctuaire Yasukuni aura sa propre vision "équilibrée et impartiale" sur le sujet ; nous ne prétendons aucunement en prendre part ni présenter quelconque position plutôt qu'une autre, qu'elle soit ou non propagandiste.
Outre l'image glorificatrice qu'il renvoie des guerres colonialistes du Japon, Yasukuni est particulièrement pointé du doigt depuis la déification en 1978 de quatorze criminels de guerre de classe A. Parmi eux, on compte notamment Hideki Tôjô, premier ministre japonais de 1941 à 1944, condamné à mort lors du procès de Tokyo et pendu en 1948. Le ton de l'histoire militaire racontée au sanctuaire, dans le musée Yûshûkan, y serait fortement nationaliste voire révisionniste (une détestable tendance régulièrement rapportée de la part de certaines institutions japonaises tels que les manuels scolaires).
Des visites politiques très controversées
Pour ne rien arranger, certains politiques semblent mettre de l'huile sur le feu 🔥 en allant se recueillir à Yasukuni le 15 août, jour anniversaire de la capitulation du Japon en 1945. L'ancien premier ministre Shinzo Abe et ses prédécesseurs Taro Aso et Jun'ichirô Koizumi s'y sont rendus à plusieurs reprises ces dernières années, dont le 26 décembre 2013 pour Abe (photo de une). Il s'y rend également 3 jours après sa démission en septembre 2020, et même le mois suivant, puis encore en avril 2022. Son successeur Yoshihide Suga y envoie une offrande en avril 2021 (tout comme Fumio Kishida en octobre après son accession au pouvoir la même année) puis le visite juste après sa démission. Une délégation d'une centaine de parlementaires y fait ensuite une visite en décembre 2021.
Des mouvements nationalistes leur emboîtent régulièrement le pas et en profitent pour organiser des manifestations à la gloire d'un Japon remilitarisé. Le 14 août 2010, jusqu'à l'extrême-droite française s'est rendue sur place par le biais de Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch, par ailleurs professeur de langue et civilisation japonaise à l'Université Lyon 3 de 1981 à 2005 (avant d'être suspendu par son conseil de discipline pour contestation de crimes contre l'humanité) et marié à une Japonaise avec laquelle il a trois enfants.
Dans un contexte de racisme latent, ces visites divisent fortement la population nationale et d'aucuns considèrent qu'elles font l'apologie des crimes les plus violents de l'histoire japonaise. Les gouvernements voisins, en particulier chinois et coréens, s'offusquent fortement à chacune de ces relances, ce qui attise les tensions déjà fortes entre ces états sur le plan politique et notamment via leurs contentieux territoriaux. Ainsi, la Corée du Nord a traité Abe d' "Hitler asiatique" il y a encore peu de temps. De manière plus anecdotique, ce Coréen habitant au Japon, excédé de ce qu'il considère comme un manque de respect envers son pays, a décrété qu'il urinerait à Yasukuni à chaque fois qu'un homme politique irait y faire un tour. Dans le même temps, Minamikyushu à Kagoshima demande même à ce que 333 lettres de kamikazes rentrent au patrimoine mondial de l'UNESCO.
En octobre 2018, le prêtre supérieur du sanctuaire a démissionné pour avoir critiqué l'Empereur Akihito de rendre hommage aux victimes des guerres, sans jamais se rendre à Yasukuni-jinja.
Si les tensions ne semblent pas prêtes de s'apaiser, il ne faut pas oublier que Yasukuni constitue un formidable spot de sakura 🌸, très apprécié en période de floraison des cerisiers et bien loin de ces considérations politiques. On y trouve même l'arbre qui fait figure de référence à l'agence météorologique japonaise pour sonner le début "officiel" de la période des sakura !